Le discours de Monsieur le député, de Massimo Sgorbani
Ce silence, par Massimo Sgorbani.
Massimo Sgorbani est l’auteur d’un monologue surprenant, Le discours de Monsieur le député, que j’ai eu le plaisir de traduire. Dans ce texte, un homme s’adresse à une escort girl qu’on devine de trente ans sa cadette, peut-être plus, dans une étrange logorrhée qui hésite entre l’évocation autobiographique et un discours pris dans son propre vertige, un discours sur le discours. Il sera lu le 17 novembre prochain à Théâtre ouvert, en l’absence de l’auteur. Ce dernier m’a fait parvenir, en guise d’introduction, ces quelques mots dont j’ai pensé utile de conserver la trace.
Il y a quelques mois je suis allé à Târgu Mureș, en Roumanie, pour une lecture du Discours de Monsieur le député. Là-bas une journaliste s’est approchée de moi. Elle voulait à tout prix me faire parler des élections européennes imminentes, parce qu’elle faisait un lien entre cet événement politique et le personnage principal de mon monologue. J’ai essayé de lui expliquer que mon texte n’était pas “politique” au sens strict du terme, qu’il était encore moins un portrait des vices des politicards, mais elle, la journaliste, ne pouvait s’en convaincre. Le fait que la lecture d’un texte dont le titre Le discours de Monsieur le député avait lieu à quelques heures des élections lui semblait une coïncidence trop savoureuse. Elle continuait donc à dire que, si le personnage principal était un député, il devait bien d’une manière ou d’une autre parler de politique. Je suis désolé de l’avoir déçue.
Mais alors pourquoi un député? Parce que je voulais quelqu’un dont ce fût le métier de faire des discours. Il aurait pu s’agir d’un écrivain, mais le discours d’un écrivain est silencieux, couché sur le papier, alors qu’il me fallait quelqu’un qui prononce un discours. En ce sens il aurait pu s’agir d’un acteur, mais l’acteur, dans la majorité des cas, récite des mots pensés par d’autres, il est l’interprète et rarement l’auteur de ses discours. Pour ma part, je voulais quelqu’un qui soit auteur et interprète, qui transformât ses propres pensées immatérielles en la matérialité d’un événement acoustique. Et c’est dans ce passage que réside le sens de ce texte. La tentative ratée de donner corps à la parole.
Voici une autre raison pour laquelle j’ai choisi un député, c’est-à-dire quelqu’un qui essaie de traduire ses idées en faits au profit de la polis, idées qui peuvent être même des idéaux, mais qui en essayant de devenir concrètes trouvent un premier obstacle insurmontable en prenant forme comme phénomènes. La voix émise devient un événement paradoxal, parce que cette voix est inaudible pour l’orateur. C’est une banale question d’anatomie: nous n’entendons pas notre vraie voix, ce sont les autres qui l’entendent, et notre vie durant il y a quelqu’un qui “nous parle”, instillant un début de schizophrénie dans la plus instinctive de nos communications.
Voici ce qui va en scène (en voix): un conflit entre le logique et le biologique entendu non seulement comme incapacité du discours de se traduire en “vie”, mais aussi comme antagonisme dans lequel le biologique tend des pièges continuels au logique. La voix du discours logique, en venant à l’évidence acoustique, mine les fondements mêmes du discours. Et le discours devient ramification pathologique, quelque chose qui, précisément parce qu’il prend une forme sensiblement perceptible, échappe à notre contrôle. Cessons de faire le discours et le discours commence à se faire seul, il nous pense, il nous parle.
Du reste, il m’est arrivé quelque chose de semblable en écrivant ce texte. Il s’élaborait dans ma tête sans contrôle. Il m’arrivait d’aller au lit et de devoir me lever plus d’une fois parce que, alors que j’essayais de dormir, il me venait à l’esprit des phrases sans que je les aies intentionnellement pensées. J’allais les transcrire sur un bout de papier, et je ne savais pas bien ce qu’elles voulaient dire (il faut dire aussi que, depuis que j’ai changé de médicaments, cela ne m’est plus arrivé).
Une de ces phrases était: « Parce que tout se produit toujours à une certaine heure du jour. Absurde. Tout se produit toujours à une certaine heure du jour. » Je jure que lorsque je l’ai écrite je ne savais pas ce que je voulais dire. Mais je sentais qu’elle devait être écrite. A posteriori j’émets une hypothèse. Logos vient du grec leghein, qui veut dire raconter, mais aussi lier, relier dans la tentative désespérée de donner un sens aux événements qui se produisent isolément (un peu comme essayait de le faire la journaliste de Târgu Mureș). Logos comme condamnation à comprendre la réalité seulement en créant des liens entre des événements, tout en sachant que quelque chose nous échappe continuellement justement parce que nous les relions. Et que souvent nous nous retrouvons à prononcer un discours avec une voix que nous seuls entendons, mais qui de fait ne peut jamais venir au monde, exister. Du reste, et cela aussi est absurde, nous parlons durant toute notre vie avec cette voix inaudible, précisément. Nous sommes, en un certain sens, ce silence.
Traduit par Olivier Favier.
Avec le soutien du programme culture de l’Union Européenne, de Fabulamundi – Playwriting Europe, de Face à Face – Paroles d’Italie pour les scènes de France, du Ministère des biens et affaires culturelles italien, de la PAV
Traduction Olivier Favier
Mise en voix Eric Didry
Avec Nicolas Bouchaud